VI

 

 

La mémoire croit avant que la connaissance ne se rappelle. Croit plus longtemps qu'elle ne se souvient, plus longtemps que la connaissance ne s'interroge. Connaît, se rappelle, croit un corridor dans un long bâtiment froid, délabré, rempli d'échos, un long bâtiment de briques d'un rouge sombre, tachées par la pluie de plus de cheminées que les siennes, construit sur une sorte d'aggloméré d'escarbilles, sans un brin d'herbe, entouré d'usines fumantes, et ceint d'une clôture en fil de fer haute de dix pieds, comme un pénitencier ou un jardin zoologique. Et, là-dedans, avec des pépiements enfantins de moineaux, des orphelins uniformément vêtus de toile bleue surgissent en visions folles et furtives, puis disparaissent de la mémoire, mais restent constamment dans la connaissance, aussi constamment que les murs froids, les fenêtres froides où la pluie de charbon des cheminées voisines coule en traînées de larmes noires.

Dans le corridor tranquille et vide, à l'heure calme du début de l'après-midi, il avait l'air d'une ombre, petit même pour ses cinq ans, discret et silencieux comme une ombre. Quiconque se serait trouvé dans le corridor n'aurait su dire exactement quand et où il s'était évanoui, par quelle porte, dans quelle chambre. Mais il n'y avait personne dans le corridor, à cette heure-là. Il le savait. Il y avait bientôt un an qu'il faisait cela, depuis le jour où, par hasard, il avait découvert la pâte dentifrice qu'employait la diététicienne.

Une fois dans la chambre, il se dirigea, sur ses pieds nus et silencieux, droit vers la table de toilette où se trouvait le tube. Il regardait le ver rose se tordre, doux, frais, lent, sur son doigt couleur de parchemin, quand il entendit des pas dans le corridor, puis des voix, juste derrière la porte. Il reconnut peut-être la voix de la femme. En tout cas, il n'attendit point de savoir s'ils allaient entrer ou non. Le tube à la main, toujours silencieux comme une ombre, sur ses pieds nus, il traversa la chambre et se glissa sous un rideau qui fermait un coin de la pièce. Là, il s'accroupit parmi des souliers délicats et dans la douceur du linge féminin suspendu. Accroupi, il entendit la diététicienne et son compagnon entrer dans la chambre.

Cette femme n'était alors pour lui qu'un accessoire mécanique à l'action de manger, à la nourriture, au réfectoire, à la cérémonie des repas sur les bancs de bois, accessoire qui traversait parfois son champ visuel sans l'impressionner autrement que comme une chose agréable par association d'idées, agréable en elle-même à regarder. Jeune, grassouillette, douce, rose et blanche, elle évoquait dans son esprit l'image du réfectoire, lui mettait à la bouche l'idée de quelque chose de doux et de collant, de rose aussi et de clandestin. Le jour où il avait découvert la pâte dentifrice dans sa chambre, il y était allé tout droit, lui qui n'avait même jamais entendu parler de pâte dentifrice. On eût dit qu'il savait déjà que la femme en avait un peu la nature et qu'il l'y trouverait. Il connaissait aussi la voix de son compagnon. C'était celle d'un interne de l'hôpital du comté qui aidait le docteur de la paroisse. Lui aussi était une figure familière dans la maison et n'était pas encore un ennemi.

Il était en sûreté maintenant derrière le rideau. Quand ils seraient partis, il remettrait la pâte dentifrice à sa place et partirait aussi. Il était donc accroupi derrière le rideau, entendant, sans écouter, le murmure ardent de la femme. « Non ! Non ! Pas ici ! Pas maintenant ! On pourrait nous surprendre. Quelqu'un pourrait... Non, Charley, je t'en prie ! » Quant aux paroles de l'homme, il ne pouvait pas les comprendre. La voix était basse aussi. Elle avait un son brutal, comme toutes les voix d'hommes pour lui à cette époque, car il était encore trop jeune pour s'échapper du monde des femmes, et jouir de ce bref répit après lequel il lui faudrait y revenir et y rester jusqu'à l'heure de sa mort. Il entendit d'autres bruits qu'il connaissait, un frottement de pieds, le tour de clé dans la serrure. « Non, Charley ! Charley, je t'en prie ! Je t'en prie, Charley ! » chuchotait la femme. Il entendit d'autres bruits, des froissements, des murmures, pas de paroles. Il n'écoutait pas. Il attendait simplement, pensant, sans y prêter une attention, un intérêt particulier, que c'était une heure bien étrange pour se mettre au lit. Et, de nouveau, le murmure défaillant de la femme passa à travers le rideau léger. « J'ai peur ! Dépêche-toi ! Dépêche-toi ! »

Il était accroupi parmi les souliers et les dessous soyeux imprégnés de l'odeur de femme. Il vit, mais par le toucher seulement, que le tube autrefois cylindrique, était tout aplati. Par le goût, mais sans voir, il contempla le ver frais, invisible, qui se déroulait sur son doigt et, automatiquement, lui engluait la bouche de sa saveur âpre et sucrée. Ordinairement, il n'en aurait mangé qu'une fois, puis il aurait replacé le tube sur la table et il serait parti. Même à cinq ans, il savait qu'il ne devait pas en prendre plus que cela. Son instinct animal l'avertissait peut-être que, s'il en prenait davantage, il aurait mal au cœur. Et son instinct humain l'avertissait peut-être que s'il en prenait davantage, elle s'en apercevrait. C'était la première fois qu'il en avait pris davantage. Caché et attendant, il en avait pris maintenant beaucoup plus. Au toucher, il pouvait voir le tube qui diminuait. Il commença à transpirer. Il s'aperçut alors qu'il suait déjà depuis longtemps, que, depuis quelque temps, il n'avait point fait autre chose que suer. Il n'entendait plus rien maintenant. Derrière son rideau, il n'aurait sans doute même pas entendu un coup de fusil. Il semblait s'être retourné vers lui-même. Il semblait se regarder suer, regarder sa bouche s'engluer d'un autre ver de pâte que son estomac refusait, d'un ver qui, à coup sûr, ne parvenait pas à descendre. Immobile, maintenant, absolument contemplatif, il semblait penché sur lui-même, comme un chimiste dans un laboratoire, attendant. L'attente ne fut pas longue. Brusquement, la pâte qu'il avait déjà avalée se souleva en lui, dans un effort pour ressortir, pour se retrouver à l'air frais. Ce n'était plus sucré. Dans l'obscurité imprégnée, surchargée de l'odeur rose de femme, il était accroupi derrière le rideau, une écume rose aux lèvres, écoutant ses entrailles, attendant avec un fanatisme étonné ce qui allait lui arriver. Et cela arriva. Il se dit en lui-même, avec un abandon d'une passivité complète : « Voilà, ça y est ! »

Quand le rideau fut arraché, il ne leva même pas les yeux. Quand les mains le tirèrent violemment de son vomissement, il ne résista pas. Il se laissa pendre aux deux mains, flasque, regardant, bouche bée, avec des yeux vitreux d'idiot, le visage qui n'était plus blanc et rose, mais encadré de cheveux sauvagement ébouriffés, ces cheveux dont les bandeaux lisses le faisaient d'habitude songer à des bonbons. « Petit vaurien, siffla la voix grêle et furieuse, petit vaurien ! En train de m'espionner ! Sale petit bâtard de nègre ! »

 

 

La diététicienne était âgée de vingt-sept ans — assez âgée pour devoir se risquer à quelques aventures amoureuses, mais assez jeune encore pour attacher une extrême importance non pas tant à l'amour qu'à la crainte d'être surprise le faisant. Elle était aussi assez bête pour croire qu'un enfant de cinq ans pourrait déduire la vérité de ce qu'il avait entendu et, comme un adulte, éprouver le besoin de tout raconter. C'est pourquoi, pendant les deux jours qui suivirent, alors qu'il lui semblait ne pouvoir regarder nulle part, aller nulle part, sans trouver l'enfant en train de l'observer avec l'air de profonde et intense perplexité des animaux, elle le combla d'autres attributs de l'âge adulte : Elle se figura que, non seulement il avait l'intention de parler, mais qu'il retardait exprès le moment de le faire afin qu'elle souffrit davantage. Elle ne s'avisa point de penser que c'était lui qui, se figurant qu'il avait été pris en faute, était torturé par l'idée de la punition différée, et que, s'il se mettait sur son chemin, c'était pour en avoir fini, pour recevoir le fouet et, le compte réglé, n'y plus penser.

A la fin du deuxième jour, elle était arrivée à la limite du désespoir. Elle ne dormit pas de la nuit. Pendant la plus grande partie de la nuit, elle resta crispée, les dents et les mains serrées, haletante de rage et de terreur et, ce qui était pis, de regret : Cette fureur aveugle de revenir en arrière ne serait-ce qu'une heure, une seconde. L'amour même était exclu pendant ce laps de temps. Maintenant, le jeune docteur comptait pour elle encore moins que l'enfant. Il n'était plus qu'un instrument de son malheur, même pas celui de son salut. Elle n'aurait su dire lequel des deux elle haïssait davantage. Elle n'aurait même pas su dire quand elle dormait et quand elle était éveillée. Car toujours, contre ses paupières et sur sa rétine, elle voyait, la surveillant, le petit visage immobile, grave, inévitable, couleur de parchemin.

Le troisième jour, elle sortit de cet état comateux, somnambulique, pendant lequel, aux heures de lumière et de visages, elle portait sa propre figure comme un masque douloureux, figé en une grimace de dissimulation qui n'osait pas se relâcher. Le troisième jour, elle se mit agir. Il ne lui fut pas difficile de trouver l'enfant. C'était dans le corridor, dans le corridor vide, pendant l'heure calme de l'après-dîner. Il était là, ne faisant rien. Peut-être l'avait-il suivie. Personne n'aurait pu dire s'il l'attendait ou non. Mais elle ne fut point surprise de le trouver, et il l'entendit, et il se retourna, et il ne fut pas surpris de la voir : Deux visages, l'un qui n'était plus ni doux, ni blanc et rose, l'autre qui était grave, l'œil calme, parfaitement vide de tout, sauf d'attente. « Je vais enfin être débarrassé », pensa-t-il.

— Écoute », dit-elle. Puis elle s'arrêta, les yeux fixés sur lui. Comme si elle n'avait plus su que dire. L'enfant attendait, tranquille, immobile. Lentement, graduellement, les muscles de son dos devenaient plats, raides, tendus comme des planches. « Est-ce que tu vas le raconter ? » dit-elle.

Il ne répondit pas. II pensait que tous auraient dû comprendre que, pour rien au monde, il n'aurait voulu parler de la pâte dentifrice, du vomissement. Il ne lui regardait pas le visage, il lui regardait les mains, et il attendait. L'une d'elles était crispée au fond de la poche de la jupe. A travers l'étoffe, il pouvait voir qu'elle était fortement crispée. Il n'avait jamais reçu de coup de poing. Il n'avait jamais, non plus, attendu trois jours une punition. Quand il vit la main sortir de la poche, il crut qu'elle allait le frapper. Mais non ; la main s'ouvrit seulement devant ses yeux. Un dollar d'argent s'y trouvait. D'une voix grêle, pressante, elle murmura, bien que le corridor fût désert autour d'eux : « Tu pourras acheter un tas de choses avec ça. Un gros dollar. » C'était la première fois qu'il voyait un dollar, bien qu'il n'ignorât pas ce que c'était. Il le regarda. Il le désirait comme il aurait désiré la capsule brillante d'une bouteille de bière. Mais il ne croyait pas qu'elle le lui donnerait, parce que lui ne le lui aurait pas donné s'il l'avait possédé. Il ne savait pas ce qu'elle voulait qu'il fît. Il attendait d'être battu, puis relâché. La voix continua, pressante, tendue, rapide :

— Un gros dollar. Tu vois ? Tu pourras en acheter des choses ! De quoi manger, tous les jours, pendant une semaine ; et, le mois prochain, je t'en donnerai peut-être un autre.

Il ne bougeait ni ne parlait. On aurait pu le croire sculpté, un grand joujou : petit, immobile, tête ronde, yeux ronds, en salopette. L'étonnement, le choc, la révolte le pétrifiaient. Les yeux fixés sur le dollar, il lui semblait voir les tubes de pâte dentifrice empilés, rangés, comme des bûches, sans fin, terrifiants. Tout son être se contracta dans une révulsion profonde, passionnée.

— Je n'en veux plus, dit-il. Je n'en veux plus jamais, pensa-t-il.

Ensuite, il n'osa même plus la regarder en face. Il pouvait la sentir, la voir, elle et sa respiration angoissée. Voilà, ça vient pensa-t-il en un éclair. Mais elle ne le secoua même pas. Elle se contenta de le saisir, fortement, sans le secouer, comme si ses mains elles-mêmes ne savaient à quel parti se décider. Elle avait le visage si près du sien qu'il sentait son haleine sur sa joue. Il n'avait pas besoin de lever les yeux pour savoir quelle était l'expression du visage.

— Raconte, dit-elle. Raconte, va ! Petit bâtard de nègre ! sale petit bâtard de nègre !

Cela se passait le troisième jour. Le quatrième jour, elle devint complètement et très calmement folle. Elle ne faisait plus de projets. Ses actions se mirent à obéir à une sorte de divination, comme si les jours et les nuits d'insomnie pendant lesquels elle avait nourri, sous son masque, sa crainte et sa fureur, avaient développé en elle des vertus psychiques en même temps que l'infaillibilité naturelle à la femme pour concevoir spontanément le mal.

Elle était devenue fort calme. Pour le moment, elle s'était libérée même du sentiment d'urgence. On eût dit qu'elle avait maintenant le temps de se retourner, d'échafauder ses plans. Elle regarda autour d'elle, et son regard, son esprit, sa pensée allèrent immédiatement, tout droit, vers le concierge assis sur le seuil de la pièce où se trouvait le calorifère. Nul raisonnement, nul dessein. Elle sembla simplement regarder un instant hors d'elle-même, comme un voyageur regarde par la portière d'un wagon, et elle vit, sans la moindre surprise, ce petit homme sale, assis sur une chaise cannée, dans l'embrasure d'une porte noire de suie, occupé à lire, à travers des lunettes d'acier, un livre ouvert sur ses genoux — silhouette, objet presque, dont elle avait conscience depuis cinq ans, sans l'avoir vraiment regardée une seule fois. Elle n'aurait pas reconnu son visage dans la rue. Elle aurait passé près de lui sans y faire attention, bien que ce fût un homme. La vie, maintenant, lui semblait droite et simple, comme un couloir au bout duquel il se trouvait assis. Elle se dirigea tout de suite vers lui et, avant même de s'être aperçue qu'elle se mettait en mouvement, elle s'était déjà engagée sur le misérable sentier qui menait à la porte devant laquelle il était assis sur sa chaise cannée, le livre ouvert sur les genoux. En approchant, elle vit que c'était la Bible. Mais elle le remarqua comme elle aurait remarqué une mouche sur sa jambe.

— Vous le détestez, vous aussi, dit-elle. Vous l'avez surveillé vous aussi. Je vous ai vu. Ne dites pas non.

Il leva les yeux vers elle, après avoir relevé ses lunettes sur son front. Il n'était pas vieux. Dans son métier actuel, il semblait incongru. Dans sa jeunesse, c'était un homme rude, un homme qui aurait dû mener une vie rude et active, mais le temps, les circonstances, quelque chose, l'avaient trahi, poussant le corps robuste, la pensée d'un homme de quarante ans, dans une sorte de contre-courant tout juste bon pour un homme d'une soixantaine d'années.

— Vous le savez, dit-elle. Vous le saviez avant même que les autres enfants aient commencé à le traiter de nègre. Vous êtes arrivé en même temps que lui. Il y avait à peine un mois que vous étiez ici quand Charley, la nuit de Noël, l'a trouvé, là-bas, sur les marches. Dites-moi. » Le visage du concierge était rond, un peu mou, mal rasé, l'air sale. Ses yeux étaient clairs, gris, froids. Ils étaient un peu fous aussi. Mais la femme ne remarqua pas cela. Ou peut-être, à elle, ne lui semblaient-ils pas si fous. Ainsi, ils se dévisageaient dans l'embrasure de la porte noire de suie — yeux fous plongeant dans des yeux fous, voix folle parlant à une voix folle ; toutes les deux aussi calmes, aussi paisibles, aussi concises, que deux conspiratrices. « Voilà cinq ans que je vous observe », elle se figurait qu'elle disait la vérité, « assis, là, sur cette même chaise, en train de le surveiller. Vous ne vous asseyez ici que lorsque les enfants sont dehors. Dès qu'ils sortent, vous apportez votre chaise devant cette porte et vous vous asseyez là où vous pouvez le regarder. Vous l'observez et vous entendez les autres l'appeler nègre. Voilà ce que vous faites. Je le sais. Vous n'êtes venu ici que pour cela, pour le surveiller et le haïr. Vous étiez ici, tout prêt, quand il est arrivé. Peut-être même est-ce vous qui l'avez apporté et laissé là-bas sur les marches. Enfin, en tout cas, vous savez. Et il faut, moi aussi, que je sache. Quand il parlera, on me mettra à la porte. Et Charley pourrait peut-être... sûrement... Dites-moi. Dites-moi tout de suite. »

— Ah ! dit le concierge, je savais qu'il serait là pour vous surprendre quand l'heure de Dieu aurait sonné. Je le savais. Je sais qui l'a envoyé comme signe et damnation des chienneries des femmes.

— Oui, il était juste derrière le rideau. Aussi près que vous voilà. Maintenant, dites-moi. J'ai vu vos yeux quand vous le regardiez. Je vous ai observé. Pendant cinq ans.

— Je sais, dit-il. Je sais ce que c'est que le mal. N'ai-je pas fait le mal pour le lancer de par le monde du Bon Dieu ? Une pollution ambulante sur la face même de Dieu, voilà ce que j'en ai fait. Par la bouche des petits enfants. Il ne l'a jamais caché. Vous les avez entendus. Je ne leur ai jamais dit de le dire, de l'appeler conformément à sa vraie nature, par le nom de sa damnation. Je ne le leur ai jamais dit. Ils le savaient. Ils l'avaient appris, mais pas par moi. Je me suis contenté d'attendre l'heure de Son bon plaisir, l'heure où Il trouverait bon de le révéler à Son monde vivant. Et l'heure est venue. Voici le signe, écrit à nouveau dans le péché des femmes et leurs chienneries.

— Oui. Mais, que dois-je faire ? Dites-moi.

— Attendre. Comme j'ai attendu. J'ai attendu cinq ans que le Seigneur bougeât et me manifestât Sa volonté. Et Il l'a fait. Attendez aussi. Quand Il sera prêt, Il manifestera Sa volonté à ceux à qui il appartient de prononcer le dernier mot.

— Oui, le dernier mot.

Ils se dévisageaient, immobiles, respirant sans hâte.

— La directrice. Quand Il sera prêt. Il le lui révélera.

— Vous voulez dire que si la directrice l'apprend elle le chassera ? Oui, mais moi, je ne peux pas attendre.

— Vous ne pouvez pas davantage presser le Seigneur Dieu. N'ai-je pas attendu cinq ans ?

Elle commença à frapper légèrement ses deux mains l'une sur l'autre.

— Mais, vous ne voyez donc pas ? Peut-être est-ce la volonté du Seigneur que vous me le disiez. Parce que vous savez. Peut-être est-ce la volonté du Seigneur que vous me le disiez pour que je le répète à la directrice.

Ses yeux fous étaient assez calmes, sa voix calme et patiente. Seules, ses mains s'agitaient légèrement, incessamment.

— Vous attendrez comme j'ai attendu moi-même, dit-il. Pendant trois jours peut-être, vous avez éprouvé le poids de la main du Seigneur, toute lourde de remords. Moi, j'ai vécu sous ce poids pendant cinq ans, surveillant, attendant Son bon vouloir, parce que mon péché, à moi, est plus grave que votre péché. » Bien qu'il la regardât en plein visage, il ne semblait pas la voir, avec ses yeux du moins. Grands ouverts, glacés, fanatiques, ses yeux la regardaient comme s'ils étaient aveugles. « En comparaison de ce que j'ai fait, de ce que j'ai souffert pour expier, ce que vous avez fait, votre souffrance de femme ne représentent pas plus qu'une poignée d'ordure pourrie. J'ai porté mon fardeau pendant cinq ans. Qui êtes-vous pour oser vouloir presser Dieu avec votre petite ordure de femme ? »

Elle se retourna brusquement : — Et puis, après tout, vous n'avez pas besoin de me le dire. Je le sais. Je l'ai toujours su qu'il avait du sang noir.

Elle retourna à la maison. Elle ne marchait pas vite maintenant et elle bâillait, terriblement. « Je n'ai qu'une chose à faire : imaginer un moyen de le faire croire à Madame. Lui, il ne le lui dira jamais. Jamais il ne me soutiendra. » Elle bâilla à nouveau, immensément, tout le visage soudain vidé, vidé de tout, sauf du bâillement, et puis vidé du bâillement même. Elle venait juste de penser à autre chose. Elle n'y avait pas songé auparavant, mais elle croyait qu'elle y avait pensé, qu'elle l'avait toujours su, parce que cela lui semblait si juste : il ne serait pas seulement renvoyé, il serait puni pour l'avoir effrayée, pour l'avoir tourmentée. « On l'enverra à l'orphelinat des nègres, pensa-t-elle. Naturellement. Il faudra bien, »

Elle n'alla même pas tout de suite trouver la directrice. Elle était partie dans cette intention, mais, au lieu de tourner vers la porte du bureau, elle se vit la dépasser, continuer vers l'escalier et le monter. On eût dit qu'elle se suivait elle-même pour voir où elle allait. Dans le corridor, tranquille et vide, elle bâilla à nouveau avec un soulagement complet. Elle entra dans sa chambre, ferma la porte à clé, se déshabilla et se mit au lit. Les stores étaient baissés, et elle était étendue sur le dos, immobile, dans une obscurité presque complète. Ses yeux étaient fermés, son visage doux et vide. Au bout d'un moment, elle entrouvrit les jambes, puis elle les referma, lentement, sentant les draps glisser, frais et lisses sur elles, puis glisser à nouveau, lisses et chauds. Sa pensée semblait suspendue entre le sommeil qui la fuyait depuis trois nuits, et le sommeil qu'elle s'apprêtait à goûter, le corps ouvert, prêt à le recevoir, comme elle aurait reçu un homme. « Je n'ai qu'une chose à faire, convaincre Madame », pensa-t-elle. Puis, elle pensa Il aura exactement l'air d'un pois dans une casserole pleine de grains de café

Cela se passait dans l'après-midi. A neuf heures, ce même soir, comme elle se déshabillait à nouveau, elle entendit le concierge s'avancer dans le corridor, il se dirigeait vers sa porte. Elle ne savait pas, elle ne pouvait pas savoir qui c'était, et pourtant, elle en était certaine, rien qu'en entendant les pas réguliers, puis les coups à la porte qui déjà commençait à s'ouvrir avant même qu'elle eût eu le temps de se précipiter. Elle n'appela pas. Elle bondit vers la porte, s'y appuya de tout son poids pour la maintenir : — « Je me déshabille », dit-elle d'une voix grêle, agonisante, sachant qui c'était. Il ne répondit pas, mais il pesait d'une pression ferme et continue sur la porte qui cédait, derrière l'entrebâillement qui, lentement, s'élargissait.

— Vous ne pouvez pas entrer ici, cria-t-elle d'une voix qui ressemblait à un murmure. Vous ne savez donc pas qu'on... » La voix désespérée haletait, défaillait. Il ne répondit pas. Elle tenta d'arrêter, de retenir la lente progression de la porte. « Laissez-moi me couvrir un peu et je sortirai. Vous voulez bien, dites ? » Elle parlait de ce ton défaillant, léger, détaché, qu'on emploie avec les personnes aux réactions imprévisibles, les enfants, les fous, un ton apaisant, enjôleur. « Attendez un peu, vous entendez ? Vous voulez bien attendre ? » Il ne répondit pas. La porte rampait toujours, lente, irrésistible. Appuyée contre elle, vêtue seulement de sa combinaison, elle ressemblait à une marionnette dans une parodie burlesque d'enlèvement et de désespoir. Arc-boutée, immobile, la tête penchée, elle semblait plongée dans des pensées profondes comme si la marionnette, au beau milieu de la scène, s'était égarée en elle-même. Puis, elle se retourna, et, lâchant la porte, elle bondit vers le lit, saisit au vol un vêtement, pivota, face à la porte, abritée, cachée par le vêtement qu'elle maintenait crispé sur sa poitrine. Il était entré. Il l'avait observée sans doute et avait attendu pendant ce court instant d'hésitation aveugle et de hâte infinie.

Il portait sa même salopette, mais maintenant il avait un chapeau. Il ne l'enleva pas. De nouveau, ses yeux gris et froids ne semblaient, pas la voir, ne semblaient pas la regarder.

— Si le Seigneur lui-même entrait dans la chambre d'une de vous, dit-il, vous penseriez encore que c'est pour quelque chiennerie. » Il ajouta : « Le lui avez-vous dit ? »

La femme était assise sur le lit. Elle semblait s'y enfoncer lentement, crispée au vêtement. Elle le surveillait, la face pâle. — Si je le lui ai dit ?

— Que va-t-elle faire de lui ?

— Faire de lui ?

Elle l'observait, elle observait ces yeux immobiles et brillants qui semblaient moins la regarder que l'envelopper. Elle entrouvrait la bouche, comme une idiote.

— Où va-t-on l'envoyer ? » Elle ne répondit pas. « Ne me mentez pas. Ne mentez pas au Seigneur Dieu. On l'enverra à l'orphelinat des nègres. » Elle ferma la bouche. On eût dit qu'elle comprenait enfin de quoi il parlait. « Oui, j'ai réfléchi. On l'enverra à celui des enfants noirs. » Elle ne répondit pas, mais elle l'observait maintenant, les yeux encore un peu inquiets, mais secrets aussi, calculateurs. Lui aussi, maintenant, la regardait. Ses yeux semblaient se contracter sur sa forme, sur tout son être. « Regarde-moi, Jézabel ! » hurla-t-il.

— Chhhhhhhhhhhhhhhh, dit-elle. Oui. Il faudra bien, quand on découvrira...

— Ah ! » dit-il. Son regard s'éteignit. Ses yeux la lâchèrent pour l'envelopper à nouveau. Quand elle les regardait, la femme croyait s'y voir elle-même, moins que rien, aussi insignifiante qu'une brindille flottant sur les eaux d'un bassin. Puis, les yeux se firent presque humains. Il commença à regarder tout autour de cette chambre de femme comme s'il n'en avait jamais vu : chambre fermée, chaude, au désordre rempli d'une odeur rose de femme. « Fumier de femme, dit-il. A la face même de Dieu. » Il fit demi-tour et partit. Au bout d'un instant, la femme se leva. Elle resta un moment debout, crispée à son vêtement, immobile, idiote, les yeux fixés sur la porte vide, comme si elle ne pouvait imaginer quel conseil se donner à elle-même. Puis elle courut, bondit vers la porte, se jeta dessus, la ferma d'un coup et, arc-boutée contre elle, tourna la clé, haletante, les deux mains crispées sur la clé.

Le lendemain matin, à l'heure du petit déjeuner, le portier et l'enfant avaient disparu sans laisser la moindre trace. La police fut immédiatement avertie. On constata qu'une porte latérale, dont le portier avait la clé, était restée ouverte.

— C'est parce qu'il sait, dit la diététicienne.

— Il sait quoi ? dit la directrice.

— Que cet enfant, ce petit Christmas, est un nègre.

— Un quoi ? » dit la directrice. Renversée dans son fauteuil, elle regardait la jeune femme d'un air effaré. « Un nè... Je n'en crois rien, s'écria-t-elle. Je n'en crois rien. »

— Vous n'êtes pas forcée de le croire, dit l'autre. Mais il le sait, lui. Il l'a enlevé à cause de ça.

La directrice avait dépassé la cinquantaine. Elle avait un visage mou, avec de bons yeux, faibles et vaincus.

— Je n'en crois rien, dit-elle.

Mais, trois jours plus tard, elle envoya chercher la diététicienne. Elle avait l'air de n'avoir pas dormi depuis longtemps. La jeune femme, au contraire, était fraîche et sereine. Elle resta impassible quand la directrice lui apprit la nouvelle : L'homme et l'enfant avaient été retrouvés.

— A Little Rock, dit la directrice. Il a essayé de faire entrer l'enfant dans un orphelinat, là-bas. On l'a pris pour un fou, et on l'a gardé à vue jusqu'à l'arrivée de la police. » Elle regarda la jeune femme. « Vous m'avez dit... l'autre jour, vous m'avez dit que... Comment l'avez-vous su ? »

La jeune femme ne détourna pas les yeux. — Je ne savais pas. Je n'avais aucune idée. Naturellement, je savais bien que le fait que les autres enfants l'appelaient « Nègre » ne signifiait pas grand-chose.

— Nègre ? dit la directrice. Les autres enfants ?

— Voilà des années qu'ils l'appellent « Nègre ». J'en arrive à croire que les enfants ont un don qui leur permet de deviner des choses que les grandes personnes de votre âge ou du mien ne voient pas. Les enfants et les gens âgés, comme lui, comme ce vieillard. C'est pourquoi il s'asseyait toujours devant la porte, là-bas, quand ils jouaient dans la cour : pour surveiller l'enfant. Peut-être l'a-t-il découvert en entendant les autres enfants l'appeler « Nègre ». Mais il l'avait peut-être appris avant. Il n'y avait pas un mois qu'il travaillait ici quand, cette nuit, cette nuit de Noël, vous vous rappelez... quand Ch… quand on a trouvé l'enfant sur les marches du perron. » Elle parlait doucement, observant les yeux de la vieille femme, les yeux étonnés, craintifs, qui fixaient les siens, comme si elle ne pouvait les détourner. Les yeux de la jeune femme étaient doux et innocents. « Et, l'autre jour, nous causions, et il semblait avoir quelque chose à me dire sur cet enfant. C'était quelque chose qu'il voulait me dire, qu'il voulait dire à quelqu'un ; et finalement, il a perdu courage et il a refusé de me le dire, et je suis partie. Je n'y pensais plus du tout. Cela m'était complètement passé de l'esprit quand... » Sa voix s'arrêta. Elle regarda la directrice, et son visage parut soudain s'illuminer comme si elle venait de comprendre : personne n'aurait su dire si c'était simulé ou non. « Mais... voyons... mais, c'est pour ça que... Mais oui, je comprends tout, maintenant. Ce qui s'est passé juste le jour de leur disparition. J'étais dans le couloir, je me rendais à ma chambre. C'était ce même jour où nous avions causé ensemble, où il avait refusé de me dire ce qu'il avait commencé à me raconter. Soudain, il s'est approché de moi et m'a arrêtée. J'ai trouvé cela très étrange, car jamais je ne l'avais vu à l'intérieur de la maison. Et il m'a dit... il parlait comme un fou. Il avait l'air d'un fou. J'avais peur, trop peur pour pouvoir bouger, d'autant qu'il était là, devant moi, bloquant le couloir... Il m'a dit : « Le lui avez-vous dit ? » et j'ai dit : « A qui ? A qui, et quoi ? » Et puis, j'ai compris qu'il pensait à vous... qu'il voulait savoir si je vous avais dit qu'il avait voulu me dire quelque chose au sujet de l'enfant. Mais je ne savais pas ce qu'il pensait que j'aurais pu vous dire, et j'avais envie d'appeler au secours, et puis il a dit : « Qu'est-ce qu'elle fera, si elle s'en aperçoit ? » Et je ne savais quoi dire, ni comment me débarrasser de lui, et il a ajouté : « Vous n'avez pas besoin de me le dire. Je sais ce qu'elle fera. Elle l'enverra à l'orphelinat des nègres. »

— A l'orphelinat des nègres ?

— Je ne sais pas comment nous avons pu rester si longtemps sans nous en apercevoir. Vous n'avez qu'à regarder sa figure, ses yeux, ses cheveux. Évidemment, c'est terrible. Mais, c'est là où il faudra qu'il aille, je suppose.

Derrière les lunettes, les yeux faibles, troublés, de la directrice avaient une expression traquée, figée, comme si elle essayait de les forcer à faire quelque chose de physiquement impossible.

— Mais pourquoi a-t-il voulu enlever l'enfant ?

— Oh, si vous voulez mon avis, je crois qu'il est fou. Si vous aviez pu le voir, dans le corridor, cette n... ce jour-là. Évidemment, ce n'est pas drôle pour cet enfant d'avoir à aller à l'asile des noirs après celui-ci, après avoir été élevé avec des blancs. Ce n'est pas sa faute s'il est ainsi. Ce n'est pas notre faute non plus.

Elle s'interrompit, les yeux sur la directrice. Derrière les lunettes, les yeux de la vieille femme étaient toujours traqués, faibles, désemparés. Sa bouche tremblait, comme pour esquisser un discours. Ses paroles également étaient désemparées mais on y sentait de la décision pourtant, une certaine détermination.

— Il faut le placer chez quelqu'un. Il faut le placer tout de suite. Quelles demandes avons-nous ? Veuillez me passer le classeur...

 

 

Quand l'enfant s'éveilla, on le portait. Il faisait très noir et très froid. On le descendait en silence avec un soin infini. Un ballot était serré entre lui et un des bras qui le soutenaient. Il savait que c'étaient ses vêtements. Il ne cria pas, ne fit aucun bruit. Il savait où il était, par l'odeur, l'air de l'escalier qui reliait à la porte latérale la chambre où, du plus loin qu'il se rappelait, il avait occupé un des quarante lits. Il savait aussi, par l'odeur, que la personne qui le portait était un homme. Mais il ne fit pas de bruit, il resta aussi immobile, aussi abandonné que s'il dormait. Planant très haut dans les bras invisibles, il se mouvait, il descendait lentement vers la porte latérale qui ouvrait sur la cour de récréation.

Il ne savait pas qui le portait, et cela lui importait peu car il croyait savoir où il allait. Ou, plutôt, il savait pourquoi. Il ne lui importait pas encore de savoir où. Cela remontait à deux ans, à l'époque où il avait trois ans. Un jour, une petite fille de douze ans, nommée Alice, avait disparu. Il l'avait aimée, aimée assez pour la laisser le dorloter un peu ; peut-être à cause de cela. Elle lui semblait aussi âgée, presque aussi grande que les femmes qui le faisaient manger, qui le lavaient et le mettaient au lit, avec cette différence qu'elle n'était pas, qu'elle ne serait jamais son ennemie. Une nuit, elle l'éveilla. Elle lui disait adieu, mais il ne le savait pas. Il avait sommeil et était un peu grognon. A moitié éveillé, il la laissait faire parce qu'elle s'était toujours efforcée d'être bonne pour lui. Il ne savait pas qu'elle pleurait, parce qu'il ne savait pas que les grandes personnes pleurent, et quand il apprit cela, sa mémoire l'avait oubliée. Il s'était rendormi tout en la tolérant près de lui, et, le lendemain matin, elle était partie. Évanouie, sans laisser le moindre indice, pas même un vêtement. Et déjà, le lit même où elle avait couché était occupé par un nouvel enfant. Il ne sut jamais où elle était allée. Ce jour-là, il écouta quelques-unes des « grandes » qui l'avaient aidée à préparer son départ avec ces mains chuchotantes, étouffées, mystérieuses de six jeunes filles préparant la septième au mariage. Il les écouta parler, à voix toujours étouffées, de la robe neuve, des souliers neufs, de la voiture qui était venue la chercher. Il comprit alors qu'elle était partie pour toujours, qu'elle avait franchi à jamais la grille de fer et la clôture d'acier. Il lui sembla la voir, alors, disparaître, telle une héroïne, derrière les grilles sonores, et s'estomper, sans perdre de sa taille, dans une splendeur qu'il n'aurait su nommer, une sorte de coucher de soleil. Il n'avait su qu'un an après qu'elle n'était pas la première et qu'elle ne serait pas la dernière. Qu'Alice n'avait pas été la seule à disparaître ainsi derrière les grilles sonores, avec une robe neuve ou une blouse neuve, et un joli petit paquet, pas plus gros parfois qu'une boîte à souliers. Il croyait que, maintenant, son tour était venu. Il croyait savoir, à présent, comment tous avaient réussi à partir sans laisser de trace. Il croyait qu'on les avait emportés comme on l'emportait maintenant dans la nuit morte. Voilà qu'il pouvait sentir la porte. Elle était là, tout près. Il savait, à une marche près, combien de degrés invisibles l'homme qui le portait avait encore à descendre, avec les mêmes précautions infinies, silencieuses. Contre sa joue, il pouvait sentir le souffle de l'homme, calme, rapide et chaud. Sous lui, il pouvait sentir les bras tendus et raides, le ballot moelleux qu'il savait être ses vêtements, saisis à tâtons dans l'obscurité. L'homme s'arrêta. Il se baissa, et les pieds de l'enfant oscillèrent et touchèrent le plancher. Au contact du bois, d'un froid d'acier, ses orteils se recroquevillèrent. L'homme parla pour la première fois.

— Tiens-toi droit, dit-il.

Et l'enfant sut qui il était. Il reconnut l'homme immédiatement, sans la moindre surprise. La surprise eût été pour la directrice si elle avait su à quel point il connaissait l'homme. Il ne connaissait pas le nom de l'homme, et, pendant ces trois dernières années où il avait vécu en petit être doué de sensibilité, ils n'avaient pas échangé cent paroles. Mais, dans la vie de l'enfant, l'homme était le personnage le plus défini, plus défini même qu'Alice. Même à trois ans, l'enfant avait compris qu'il y avait entre eux quelque chose qu'il n'était pas nécessaire d'exprimer. Il savait qu'il n'était jamais dans la cour sans que l'homme l'observât de sa chaise, à la porte de la chaufferie, et il savait que l'homme l'observait avec une attention profonde, soutenue. Si l'enfant avait été plus âgé, il aurait peut-être pensé Il me hait et me craint. A tel point qu'il ne peut pas me perdre de vue. A l'âge qu'il avait, mais avec un vocabulaire plus complet, il aurait pu penser C'est en cela que je diffère des autres : c'est parce qu'il me surveille tout le temps Il acceptait le fait. Aussi ne fut-il pas étonné quand il comprit qui l'avait pris dans son sommeil, qui l'avait enlevé de son lit et l'avait porté jusqu'en bas. Debout, près de la porte, dans l'obscurité profonde et froide, tandis que l'homme l'aidait à s'habiller, il aurait pu penser Il me hait même suffisamment pour empêcher que quelque chose qui me menace ne se produise

Il s'habillait docilement, en grelottant, aussi vite que possible. Tous deux cherchaient à débrouiller les vêtements, les mettaient tant bien que mal.

— Tes souliers, dit l'homme de sa voix mourante.

— Les voilà.

L'enfant s'assit sur le plancher froid et enfila ses souliers. L'homme ne le touchait plus, mais l'enfant pouvait entendre, pouvait sentir que l'homme était courbé également, occupé à quelque chose. « Il met ses souliers lui aussi », pensa-t-il. L'homme le reprit à tâtons, le mit debout. Ses souliers n'étaient pas lacés. Il n'avait pas encore appris à faire cela tout seul. Il ne dit pas à l'homme qu'il ne les avait pas lacés. Il ne faisait aucun bruit. Il était là, debout, et soudain, un vêtement plus ample l'enveloppa tout entier. A l'odeur, il comprit qu'il appartenait à l'homme. Et il se sentit porté de nouveau. La porte s'ouvrit, s'entrebâilla. L'air glacé s'engouffra avec la lumière des réverbères. Il pouvait voir les lumières et la blancheur des murs d'usine et, contre les étoiles, les grandes cheminées sans fumée. La clôture d'acier se détachait sur les réverbères comme un défilé de soldats faméliques. Ils traversèrent la cour. Ses pieds ballants oscillaient en mesure avec les pas de l'homme, et les lacets lui fouettaient les chevilles. Ils atteignirent les grilles de fer et sortirent.

Le tramway ne se fit pas attendre. S'il avait été plus âgé, il aurait remarqué la précision avec laquelle l'homme avait calculé son temps. Mais il ne s'en étonna pas. Il ne le remarqua pas. Il était là, debout, près de l'homme, au coin de la rue, avec ses souliers détachés, enveloppé jusqu'aux talons dans la veste de l'homme, les yeux ronds, écarquillés, sa petite figure calme et éveillée. Le tramway arriva — rangée de vitres — grinçant à l'arrêt, bourdonnant quand ils y montèrent. Il était presque vide, car il était près de deux heures. L'homme aperçut alors les souliers détachés et il les laça, sous l'œil observateur de l'enfant qui, assis, immobile, sur la banquette, allongeait les jambes toutes droites devant lui. La gare était très loin, et il avait déjà été en tramway, aussi était-il endormi quand ils arrivèrent à la gare. Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et il y avait déjà quelque temps qu'ils étaient dans le train. C'était la première fois qu'il allait dans le train, mais on ne l'aurait pas soupçonné. Il était assis, bien tranquille, comme dans le tramway. La veste, de l'homme le couvrait tout entier, à l'exception de ses jambes allongées et de sa tête. Il regardait la campagne qui se déroulait, des collines, des arbres, des vaches — la campagne qu'il voyait pour la première fois. Quand l'homme vit qu'il était réveillé, il sortit de la nourriture d'un morceau de journal. C'était du pain avec du jambon à l'intérieur. « Tiens », dit l'homme. Il prit le pain et le mangea en regardant par la portière.

Il ne disait rien. Il n'avait jamais paru s'étonner, pas même quand, le troisième jour, les agents de police vinrent l'arrêter avec l'homme. L'endroit où ils se trouvaient maintenant ne différait en rien de celui qu'ils avaient quitté cette nuit-là : les mêmes enfants, avec des noms différents, les mêmes grandes personnes, avec des odeurs différentes. Il ne voyait pas plus de raison pour rester dans ce second orphelinat qu'il n'en voyait pour avoir quitté le premier. Mais il ne s'étonna pas quand on vint lui dire à nouveau de se lever et de s'habiller, sans lui dire pourquoi, sans lui dire où on l'emmenait cette fois. Peut-être savait-il qu'il retournait. Peut-être, avec sa clairvoyance d'enfant, avait-il toujours su ce que l'homme ne savait pas : que cela ne durerait pas, ne pouvait pas durer. Une fois dans le train, il revit les mêmes collines, les mêmes arbres, les mêmes vaches, mais dans un autre sens, dans la direction opposée. Le policeman lui donna à manger. Bien qu'il ne l'eût pas tiré d'un morceau de journal, c'était encore du pain avec du jambon à l'intérieur. Il le remarqua, mais il ne dit rien, ne pensa rien, peut-être.

Et il se retrouva dans son ancienne maison. Peut-être s'attendait-il à être puni à son retour, pourquoi, pour quel crime exactement, il n'espérait pas le savoir, car il avait déjà appris que, si les enfants peuvent concevoir les adultes comme des adultes, les adultes, eux, ne peuvent jamais concevoir les enfants que comme des adultes aussi. Il avait déjà oublié l'aventure de la pâte dentifrice. Il évitait maintenant la diététicienne, tout comme, un mois auparavant, il se mettait toujours sur son chemin. Il était si occupé à l'éviter qu'il en avait depuis longtemps oublié la raison. Il ne tarda pas à oublier aussi le voyage, car il ne devait jamais savoir qu'il y avait un lien entre les deux. De temps à autre, il y pensait d'une façon vague, brumeuse. Mais, c'était seulement quand il regardait vers la porte de la chaufferie et se rappelait l'homme qui avait coutume de s'y asseoir et qui, maintenant, était parti, ainsi que le faisaient tous ceux qui quittaient la maison, complètement, sans laisser de trace, pas même la chaise sur le seuil. Où était-il allé ? L'enfant n'y pensa point non plus, ne s'en inquiéta même pas.

Un soir, on vint le chercher dans la salle de classe. C'était quinze jours avant Noël. Deux jeunes femmes — la diététicienne n'était pas l'une d'elles — le menèrent à la salle de bains, le lavèrent, peignèrent ses cheveux humides, lui mirent un costume propre, et le conduisirent dans le bureau de la directrice. Un homme était assis dans le bureau — un étranger. Il regarda l'homme et il comprit, avant même que la directrice eût parlé. Peut-être était-ce la connaissance que donne la mémoire, connaissance qui commence à se rappeler ; désir aussi peut-être car, à cinq ans, on est trop jeune pour avoir pu désespérer au point de savoir espérer. Peut-être se rappelait-il soudain le voyage en chemin de fer et ce qu'il avait mangé, car sa mémoire même n'allait guère au-delà.

— Joseph, dit la directrice, qu'est-ce que tu dirais si on t'envoyait vivre à la campagne avec des gens très gentils ?

Il était là, debout, les oreilles et la figure rouges et brûlantes sous l'effet du savon rêche, des serviettes rêches, dans son costume neuf, tout raide, et il écoutait l'étranger. D'un coup d'œil, il l'avait vu : un homme épais, avec une barbe brune très courte et des cheveux très courts aussi, bien que la dernière taille ne semblât point récente. Les cheveux et la barbe avaient quelque chose de dur, de vigoureux. Nul fil blanc, comme si la pigmentation était impénétrable aux quarante et quelques années que son visage révélait. Ses yeux étaient clairs et froids. Il portait un costume d'un noir dur et correct. Sur son genou, un chapeau noir reposait. Il le maintenait d'une main propre, grossière, fermée en poing même sur le feutre doux du chapeau. Une lourde chaîne de montre en argent traversait son gilet. Ses gros souliers noirs reposaient l'un près de l'autre. Ils avaient été cirés à la main. Même l'enfant de cinq ans comprit, en le regardant, qu'il n'usait point lui-même de tabac et ne le permettait sûrement à personne. Mais il ne regardait pas l'homme à cause de ses yeux.

Il pouvait sentir néanmoins que l'homme le regardait avec une fixité froide et intense, sans dureté voulue cependant. C'était le regard avec lequel il aurait pu examiner un cheval ou une charrue d'occasion, convaincu d'avance qu'il leur trouverait des défauts, convaincu d'avance qu'il conclurait le marché. Sa parole était décidée, rare, réfléchie : la voix d'un homme qui demande à être écouté moins avec attention qu'en silence.

— Et vous non plus, vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas me donner de renseignements sur la famille ?

La directrice ne le regardait pas. Derrière ses lunettes, ses yeux apparemment s'étaient figés, pour un temps du moins. Elle se hâta de répondre, se hâta un peu trop peut-être :

— Nous ne faisons aucun effort pour découvrir les familles. Comme je vous l'ai dit, il a été trouvé sur les marches, devant la porte, la veille de Noël. Il y aura cinq ans dans quinze jours. Si vous attachez de l'importance aux questions de famille, vous ferez aussi bien de n'adopter personne.

— Ce n'est pas exactement ce que je voulais dire », fit l'étranger. Son ton était devenu un peu plus conciliant. Il fit en sorte de s'excuser sans renoncer à un atome de sa conviction. « J'avais espéré pouvoir parler à Miss Atteins (c'était le nom de la diététicienne) puisque c'est avec elle que j'ai correspondu, »

De nouveau, la voix de la directrice se fit froide et hâtive, s'élevant sans même attendre qu'il eût fini.

— Il me semble que je puis tout aussi bien que Miss Atkins, vous renseigner sur cet enfant, comme sur tous les autres, du reste. Officiellement, elle ne doit s'occuper que du réfectoire et de la cuisine. C'est tout à fait par hasard que, dans le cas présent, elle a eu la bonté de nous servir de secrétaire pour notre correspondance avec vous.

— Cela ne fait rien, dit l'étranger, cela ne fait rien. J'avais pensé simplement...

— Pensé simplement quoi ? Nous ne forçons jamais personne à prendre nos enfants ; pas plus que nous ne forçons les enfants à partir contre leur volonté si leurs raisons sont valables. C'est aux deux parties à s'entendre. Nous ne faisons que conseiller.

— Oui, dit l'étranger. Ça ne fait rien, comme je vous le disais. Je suis sûr que le petit fera l'affaire. Il trouvera une bonne vie de famille entre Mrs. McEachern et moi. Nous ne sommes plus jeunes et nous aimons la tranquillité. Il ne trouvera ni cuisine raffinée, ni oisiveté. Pas plus de travail non plus qu'il n'en pourra faire.

Je ne doute pas qu'avec nous il n'apprenne, en dépit de ses antécédents, à craindre Dieu et à détester l'oisiveté et l'orgueil.

Ainsi, le billet à ordre qu'il avait signé avec un tube de pâte dentifrice, deux mois auparavant, fut annulé, et le signataire, qui l'avait oublié, enveloppé dans une couverture de cheval, petit, informe, assis immobile sur le siège d'un léger buggy qui cahotait dans le crépuscule de décembre, s'en alla le long d'une route gelée, creusée d'ornières. Ils roulèrent toute la journée. A midi, l'homme lui avait donné à manger. Il avait tiré de dessous le siège une boite en carton pleine de nourriture paysanne cuite depuis trois jours. C'est alors seulement que l'homme lui parla. Il ne dit que deux mots, en montrant, avec un poing ganté, crispé sur le fouet, une lumière unique qui brillait dans le crépuscule, au bout du chemin.

— Chez nous, dit-il.

L'enfant ne dit rien. L'homme abaissa les yeux vers lui. Il s'était, lui aussi, emmitouflé contre le froid et se dressait, trapu, massif, informe, avec quelque chose d'un roc, indomptable, plus insensible que sévère.

— J'ai dit que nous voilà chez nous.

L'enfant ne répondit pas davantage. N'ayant jamais eu de chez lui, il ne pouvait pas en parler. Et il était encore trop jeune pour savoir parler pour ne rien dire.

— Tu y trouveras la nourriture, le logement et les soins de deux bons chrétiens, dit l'homme ; et le travail, dans les limites de tes forces, t'empêchera de te mal conduire. Car je t'apprendrai bientôt qu'il y a deux abominations : la paresse et la musardise, et deux vertus : le travail et la crainte de Dieu.

L'enfant ne disait toujours rien. Il n'avait jamais travaillé, ni craint Dieu. Il ignorait Dieu encore plus que le travail. Il avait vu le travail sous la forme de gens armés de râteaux et de pelles, dans la cour, six jours par semaine. Mais Dieu n'arrivait que le dimanche. Et alors — exception faite du cérémonial habituel de propreté — c'était de la musique qui plaisait à l'oreille et des mots qui laissaient l'oreille indifférente, bref, quelque chose d'agréable bien qu'un peu ennuyeux. Il ne souffla pas mot. La charrette cahotait. Bien tenues, vigoureuses, les bêtes se hâtaient, sentant la maison, sentant l'écurie.

Il y avait encore autre chose qu'il ne se rappela que plus tard, quand la mémoire eut cessé de garder son visage, de garder les souvenirs superficiels. C'était dans le bureau de la directrice. Debout, immobile, évitant les yeux de l'étranger qu'il sentait fixés sur lui, il attendait que l'étranger exprimât ce que ses yeux pensaient. Il le fit enfin.

— Christmas. Un nom de païen. Sacrilège. Je changerai cela.

— Vous en avez parfaitement le droit, dit la directrice. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas comment on les appelle, mais comment on les traite.

Mais l'étranger n'écoutait personne, de même qu'il ne s'adressait à personne.

— A partir de maintenant, il s'appellera McEachern.

— Ce sera fort bien de lui donner votre nom, dit la directrice.

— Il mangera mon pain, il pratiquera ma religion, dit l'étranger. Pourquoi ne porterait-il pas mon nom ?

L'enfant n'écoutait pas. Cela ne le préoccupait nullement. Il n'y attachait pas plus d'importance que si l'homme avait dit que la journée était chaude alors qu'elle ne l'était pas. Il ne prit même pas la peine de se dire en lui-même Je ne m'appelle pas McEachern. Je m'appelle Christmas Il était bien inutile de se préoccuper de cela déjà. On avait tout le temps.

— En effet, pourquoi pas ? dit la directrice.